Pour certains, l’assimilation de l’Église à une secte est une erreur grossière ; pour d’autres, au contraire, l’équivalence s’impose. Dans la première saison de The Young Pope / The New Pope, vu les comportements du pape Pie XIII, on se le demande sérieusement, notamment pour les interférences entre ses confessions et son gouvernement de l’Eglise… Alors, l’Église serait-elle une secte qui a réussi ? La réponse du cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon et primat des Gaules – qui a voté au précédent conclave, mais pas pour Pie XIII – extraite du livre 100 questions sur l’Eglise dirigé par Emmanuel Pisani.
Emmanuel Pisani : L’Eglise propose-t-elle une définition du mot secte ?
Cardinal Philippe Barbarin : C’est un mot piégé car il a une connotation extrêmement négative. Si on l’identifie à des critères objectifs comme la capacité à pouvoir disposer de son temps, de son corps ou de son argent, alors on risque fort de conclure que les religieux qui font vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance sont manifestement entrés dans une secte.
À mes yeux, ces critères sociologiques ne sont donc pas suffisants. Ils ne sont pas assez affinés car ils ne tiennent pas compte des motivations spirituelles qui déterminent le choix des jeunes dans l’accomplissement de leur vocation.
En s’appuyant sur des critères uniquement sociologiques, on méconnaît la puissance de la charité, d’un amour de feu capable d’aller jusqu’à la folie. Lorsqu’un homme dit à sa femme : « Tout ce que je suis est à toi; mon corps est à toi, mon argent est à toi. Tout mon amour, tout mon cœur, je te les donne, nous faisons une seule chair, parce que Dieu nous a unis », peut-on en conclure que leur mariage est vécu comme une aliénation ? Si ce mariage est vécu dans la ligne de ce qu’enseigne l’Évangile, comme une offrande d’amour et un acte de Dieu en eux, il n’est pas question d’« aliénation » mais de don de soi à l’autre.
Il faut bien voir que c’est la même logique d’amour et de don de soi qui est à l’œuvre lorsqu’une jeune femme ou un jeune homme désire consacrer leur vie à Dieu.
E.P. : Du point de vue étymologique, le mot secte vient du latin secare qui signifie « couper ». En ce sens, il est vrai que le christianisme « s’est coupé » du judaïsme. N’est-il pas alors une secte juive ?
P.B. : À l’époque de Jésus, certains juifs ont reconnu en lui le Messie qui devait venir. D’autres ont vu en lui un imposteur. Il s’en est suivi une cassure et la naissance d’un groupuscule que l’on a nommé les Nazoréens (cf. La Bible, Actes des Apôtres, 24, 5 et 14). Toute la question est de savoir pourquoi ce groupuscule a réussi. Or il a réussi parce que ses membres avaient un dynamisme, un panache ou plutôt un charisme extraordinaire. Saint Paul, malgré sa fragilité, avait une énergie et une foi à déplacer les montagnes. Relisons l’argumentation de Garnaliel dans le livre des Actes des Apôtres. Le contexte historique est celui de la condamnation des disciples de Jésus, mais Garnaliel avertit les membres du Sanhédrin (Assemblée législative traditionnelle d’Israël et son tribunal suprême, ndlr.) :
« Hommes d’Israël, faites bien attention à la décision que vous allez prendre à l’égard de ces hommes. Il y a quelque temps, on a vu surgir Theudas. Il prétendait être quelqu’un et quatre cents hommes environ s’étaient ralliés à lui. Il a été tué et tous ses partisans ont été mis en déroute et réduits à rien. Après lui, (…) on a vu surgir Judas le Galiléen qui a entraîné derrière lui une foule de gens. Il a péri, lui aussi, et tous ses partisans ont été dispersés. Eh bien, dans la circonstance présente, je vous le dis, ne vous occupez plus de ces gens-là, laissez-les. Car si leur intention ou leur action vient des hommes, elle tombera » (Actes 5, 35-38).
Au fond, maintenant que Jésus est mort, il va de soi que l’action de ses disciples va perdre en intensité, elle va s’essoufler d’elle—même. Et Gamaliel énonce l’argument décisif à ses yeux :
« Si leur action vient de Dieu, vous ne pourrez pas les faire tomber. Ne risquez pas de vous trouver en guerre contre Dieu » (verset 39).
Quand on se demande si l’Église est une secte qui a réussi, il faut s’interroger sur ce verbe réussir : dans la bouche de Gamaliel, qui n’est pas très courageux mais cependant inspiré par la foi, « une secte qui a réussi », c’est un groupe qui a commencé comme ceux de Theudas ou de Judas le Galiléen, mais qui a fini par durer, franchir les obstacles. Il y a dans cette réussite une expression de la volonté de Dieu.
Pour Gamaliel, les événements parlent deux-mêmes, ils disent a posteriori que l’Église n’est pas une secte. Puisque l’annonce de Jésus comme Messie, Maître et Sauveur s’est répandue dans le monde entier, il est une conséquence qui s’impose à nous : cette communauté est voulue par Dieu.
E.P.: Lorsque l’on parle de secte, on imagine non loin un gourou qui exerce un pouvoir psychologique fort et qui manipule les adeptes du groupe. Vous nous parliez du panache de Saint Paul. Le panache de Jésus qui attire à sa suite les douze apôtres n’est-il pas une forme de magnétisme qui peut rappeler celui des gourous ?
P.B.: Il est sûr que Jésus avait un impact psychologique sur ceux qui le côtoyaient. Il était fascinant, il attirait à lui les foules et les interpellait :
« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau » (Evangile de Matthieu, 11, 28)
L’aura et le rayonnement de Jésus sont indéniables même s’ils ne suffisent pas à rendre compte de son oeuvre. Aujourd’hui, si l’on assistait à une scène comme celle de l’Evangile de Jean 7, 37: « Au jour solennel où se terminait la fête, Jésus, debout, s’écria : “Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi!” », on l’accuserait de manipuler les foules.
Et pourtant, ce serait un peu rapide ! Bien d’autres hommes ont un charisme extraordinaire, par exemple des hommes politiques ou des artistes, sans être pour autant considérés comme des gourous. Rappelez—vous : quand vous étiez élève ou étudiant, vous avez été fasciné par certains professeurs qui vous ont réconcilié avec leur discipline ou peut-être même vous ont passionné pour elle. Je crois que le charisme qui apporte la lumière à une intelligence et la joie à un cœur n’a rien de mauvais. Toute la question est de savoir si l’on fait bon usage de ce charisme. Est-on en train d’assujettir une personne, de mettre la main sur elle pour se l’approprier ? Ou au contraire, l’aide-t-on à trouver le chemin de sa liberté, à se mettre dans la main de Dieu pour déployer toutes ses richesses ? Regardez saint Bernard entraînant ses amis et plusieurs membres de sa propre famille dans la générosité de sa vocation: son but était de les mettre tous dans la main de Dieu. La grande difficulté pour les chrétiens, lorsqu’ils veulent dialoguer avec la société civile, c’est que celle-ci pratique une analyse des fonctionnements sociaux ou psychologiques en faisant abstraction de toute dimension spirituelle.
E.P.: Certes, mais cet argument pourrait aussi être tenu par Gilbert Bourdin, le fondateur de la secte du Mandaron, ou encore Claude Vaurillon, le fondateur du mouvement des Raëliens!
P.B.: On doit mentionner ici le rôle de l’Église. Les fondateurs ne sont pas seuls, sans régulation. Il y a les évêques, et le pape, successeur de Pierre (— même si, bon, dans The Young Pope, on ne confierait pas à Pie XIII un tel discernement… -ndlr). Ainsi, lorsque saint François, que nous qualifierions aujourd’hui de charismatique, entraîne de jeunes frères derrière lui, obéissant à l’Église, il va rencontrer le pape Innocent III et se soumet à son jugement. Cela signifie que l’Église exerce un discernement. Par exemple, une « boule de feu » comme sainte Thérèse d’Avila devra attendre près de vingt ans avant de pouvoir réformer le Carmel, parce que tout le monde était contre elle. Convaincue qu’elle avait reçu un appel de Dieu, elle a dû en retarder la réalisation et faire preuve de patience. Il est clair qu’elle a exercé l’influence de ce que l’on appellerait aujourd’hui un gourou, mais elle est toujours restée dans l’obéissance à une norme qui était au-dessus d’elle. Tel n’est pas le cas, par exemple, du Mandaron, ni de Raël, ni de Moon, qui sont, pour eux—mêmes, la norme suprême.
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