Humour et dérision, quelle différence ?

Le pape Pie XIII, dans The Young Pope, reçoit un kangourou en cadeau. Il le libère dans les jardins du Vatican… humour, ou dérision ?

Dans la série The Young Pope, on a souvent bien du mal à distinguer ce qui est drôle de ce qui est de la dérision à l’encontre de l’Eglise, du pape et des catholiques. C’est particulièrement le cas pour l’attitude « machiavélique, vitupérante, cassante, autoritaire, caractérielle » de Pie XIII, pour reprendre les mots du magazine Pèlerin. Alors, peut-on rire de tout ? Quelle est la différence entre humour et dérision ? La réponse du Père Guy Lescanne, théologien et sociologue, librement tirée et adaptée de son livre Petit vocabulaire de Dieu paru aux Editions Salvator.

Peut-on rire de tout ?

Pour ne pas trop vite répondre en me laissant enfermer dans l’air du temps, je formule une première hypothèse : n’y aurait-il pas aujourd’hui trop de dérision… et pas assez d’humour ?

Je ne joue pas sur les mots, surtout quand je pressens qu’il est un mot qui a un bon goût de Dieu, et un autre qui a le mauvais goût du Malin. Il me semble, en effet, que nous soufrons aujourd’hui d’une trop grande confusion entre humour et dérision. Une telle confusion peut être grave. Quand tout peut, d’une manière ou d’une autre, être objet de dérision, il est bien difficile de vivre ensemble.

Qu’il est difficile, pour ne citer que deux exemples, d’oser nouer des relations simples et vraies ou encore de s’exposer dans une prise de responsabilités, quand de telles attitudes font trop systématiquement l’objet de railleries… On peut le vérifier bien souvent, trop souvent, dans notre société médiatique. Mais ce peut être vrai aussi dans l’Église du Christ.

Humour et dérision, deux faux frères

Beaucoup de jeunes, entre autres, sont très vulnérabilisés dans leur capacité à prendre des responsabilités, par cette confusion entretenue entre ces deux « faux frères » que sont l’humour et la dérision, confusion qui menace de freiner, voire de paralyser, bien des engagements. Quel jeune va pouvoir aujourd’hui envisager sereinement de s’engager dans le domaine politique – par exemple – quand la moquerie, dans les médias et ailleurs, vient jeter la suspicion sur toutes celles et ceux qui prennent de telles responsabilités ? (— Y compris au Vatican, ndlr.)

On pourrait poser la même question, pour les vocations, sur les conséquences d’une trop fréquente dérision médiatisée sur l’Eglise en général, et sur les religieuses, les religieux et les prêtres en particulier. Ici comme ailleurs l’humour pourrait faire le plus grand bien, alors que la dérision fait le plus grand mal.

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Le t-shirt de soeur Mary, bras droit du pape, porte l’inscription “je suis vierge mais c’est un vieux t-shirt”. Humour… ou dérision ?

Des points de repère

Je me permets alors de proposer tout d’abord quelques points de repère pour mieux faire la distinction entre l’humour et la dérision et — pourquoi pas ? — mieux réagir.

L’humour instaure ou favorise une prise de distance critique. L’humour est critique, non au sens de dénigrement, mais de discernement. Il invite à voir plus grand et plus loin. Il réussit à marier bienveillance et lucidité. Dans un sens, il est profondément juste, car, avec le sourire, il met chacun à sa place.

C’est ainsi qu’il vise au moins autant celui qui le manie (l’auteur d’un propos plein d’humour), que celui qui le reçoit (son destinataire), et que celui qui en est l’objet (sa cible). L’humour appelle le plus souvent à une saine humilité. En ce sens, les meilleures blagues sont souvent celles où l’on est en capacité de rire de soi-même !

Finalement, nous venons tous de l’humus, tel Adam le terreux. Aujourd’hui comme hier, je suis convaincu, en effet, qu’en nous rappelant que nous sommes humains, l’humour contribue à nous humaniser. Nous manquons vraiment trop souvent d’humour ! Bienheureux ceux qui savent rire d’eux—mêmes, ils n’ont pas fini de s’amuser ! L’humour est plaisant, et il lui arrive même d’être profondément humanisant.

Quitte à me voir reprocher de ne pas être assez « large », de manquer d’ouverture et d’avoir bien des œillères, je poursuis en affirmant que la dérision n’est sûrement pas à mettre à la même enseigne. C’est même l’inverse. En effet, la dérision cherche d’abord l’humiliation de celui, de celle ou de ceux qu’elle vise. La dérision abaisse sa victime. Elle traîne sa proie « plus bas que terre », en lui faisant « mordre la poussière ». La dérision est déplaisante. Et il lui arrive même d’être profondément déshumanisante. Si l’humour permet de prendre de la distance, ne serait-ce qu’en nous permettant de ne pas nous prendre trop au sérieux, la dérision produit l’effet contraire. Elle colle à la peau de celui qu’elle prend comme souffre-douleur.

Je soutiens que la dérision interdit toute prise de distance en enfermant les personnes dans l’ironie. Elle est vite complice du mépris. Elle est souvent cynique. Pensons, par exemple, à certains propos blessants que l’on peut tenir sur des groupes de personnes d’une autre culture ou d’une autre religion… ou même d’une autre « sensibilité religieuse » au sein d’une même Eglise, alors même que les personnes incriminées ne sont pas là pour se défendre, ou pas assez « en force » pour réagir devant un auditoire habilement monté contre elles. (— Nous pensons ici à la puissance médiatique des séries TV face aux petites minorités créatives que nous sommes : c’est un peu David contre Goliath, ndlr.)

Je pense, entre autres ici, aux mauvaises blagues explicitement, ou pire, insidieusement racistes contre les juifs, les musulmans (— on pense aux caricatures sur Mahomet, ndlr) ou bien d’autres.

Il me semble qu’il est un peu facile alors de ne faire porter le chapeau qu’aux médias. Nous avons tous notre part de responsabilité dans une telle confusion entre l’humour et la dérision. (— Annonçons-nous assez l’amour du Christ par ces mêmes médias et Internet ? -ndlr.)

Attention, la Parole de Dieu entre dans le débat !

Je prolonge en vous proposant quelques références bibliques, non d’abord pour étayer mes analyses, mais surtout pour mieux nous laisser « interpeller » par la parole de Dieu (— cette belle lettre d’amour de notre Père céleste, ndlr), pour lui donner d’entrer dans le débat. Comment discerner « évangéliquement » que l’on est bien en train de faire de l’humour et que l’on n’est pas sur la pente de la dérision ?

Il y a tout d’abord cette lame de fond de la Révélation attestée dans les deux Testaments: ce qui vient de Dieu élève et libère l’homme, alors que ce qui vient du Mauvais rabaisse et enferme.

Si l’on peut, dès lors, vérifier que des propos humoristiques contribuent â faire grandir, d’une manière ou d’une autre, ceux qui en sont les auteurs comme ceux qui en sont les objets, il ne m’étonnerait pas qu’ils puissent être comptés au nombre des mots inspirés par Dieu. En revanche, si l’on peut constater que des propos dérisoires abîment l’homme, ils sont alors des maux â mettre sur le compte du Mauvais.

Il me semble aussi que l’enseignement de Jésus sur la reconnaissance des arbres à leurs fruits nous met sur une très bonne piste.

« Il n’y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade et pas davantage d ’arbre malade qui produise un bon fruit. Chaque arbre, en effet, se reconnaît au fruit qui lui est propre (…). L’homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien et l’homme mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal ; car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. » (La Bible, Evangile de Luc, 6, 43-45).

Invité à plus de lucidité sur les « fruits » de ce que « dit ma bouche », j’accueille alors comme un complément à l’enseignement du Christ ce que Paul nous révèle sur « les fruits de l’Esprit » :

« Voici les fruits de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi. » (La Bible, Lettres aux Galates, 5, 22-23)

Et nous voilà alors mieux armés pour prendre personnellement et ensemble (oui, avec vous, internautes de passage ! – nldr) le chemin de conversion dont notre monde a tant besoin.

Pour « avoir de l’esprit », laissons l’Esprit nous habiter !

Celui qui aspire à devenir le disciple du Christ a, en effet, dans l’enseignement de Paul, je crois, des critères aussi simples que forts pour faire un bon discernement, pour éviter de confondre humour et dérision, pour avoir de l’esprit sans faire du mauvais esprit. Afin de ne pas être trop long (!), j’ai regroupé les fruits cités dans l’épître aux Galates deux par deux pour relire tout simplement nos manières de plaisanter :

1er groupe de fruits : la bonté et la bienveillance

Si je peux vériier que mes blagues – ceci dit sans mièvrerie – respirent la gentillesse, si je peux vérifier qu’elles permettent de mieux apprécier et faire apprécier ceux qui en sont l’objet, si nous pouvons vérifier que nos rires nous donnent d’exprimer un peu de la bonté qui nous habite, cela risque fort d’être de l’humour, à saveur évangélique.

Certes, Dieu seul est bon, mais ne sommes-nous pas créés à son image comme à sa ressemblance ? En revanche, quand nos blagues et nos rires séparent, déprécient, et parfois même excluent certains, à commencer par les plus petits et les plus fragiles, on est, me semble-t-il, sur la pente d’une dérision malveillante, et donc fort peu évangélique (— même pour une série TV, ndlr).

2eme groupe de fruits : la maîtrise de soi et la patience

Si je peux vérifier que mes blagues contribuent, même modestement, à dépasser un énervement maladroit, si l’on peut vérifier que nos rires nous appellent à une humble patience pour les autres comme pour nous-mêmes, cela risque fort d’être de l’humour, à saveur évangélique. En revanche, quand nos blagues et nos rires réveillent des instincts dont nous ne savons pas garder la maîtrise (je pense à la sexualité, mais aussi à la violence ou à la rancune) ou attisent des impatiences vis-à-vis de nous-mêmes ou vis-à-vis d’autres, à commencer par les plus petits et les plus fragiles, on est, me semble-t-il, sur la pente d’une dérision là aussi fort peu évangélique (— bon, inutile ici de se demander si The Young Pope flatte nos bons ou mauvais instincts !… -ndlr).

3eme groupe de fruits : la foi et la joie

Si je peux vérifier que mes blagues sont au service de la vérité, et d’une vérité qui humanise sans écraser parce qu’elle donne d’être paisiblement heureux d’y voir plus clair (— le ciel s’assombrit un peu pour l’Eglise avec The Young Pope, non ?), si nous pouvons vérifier que le rire déclenché ou le sourire suscité rend chacun simplement heureux, ne serait—ce que parce qu’ils aident à ne pas « se prendre la tête », ou se prendre trop au sérieux, cela risque fort d’être de l’humour, à saveur évangélique. En revanche, quand nos blagues et nos rires nous mettent au service du mensonge, quand ils contribuent, même « à petite dose », à déshumaniser en donnant de l’eau au moulin de ceux qui pensent qu’on ne peut plus croire en rien ni faire confiance à personne (et surtout pas au pape ou à l’Eglise, ndlr), on est, me semble-t-il, sur le terrain d’une triste dérision… là encore fort peu évangélique.

4° groupe de fruits : la paix et la douceur

Si je peux vérifier que mes blagues nous mettent, moi et mes auditeurs, bien simplement dans la paix, une vraie paix qui unifie nos vies en douceur, cela risque fort d’être de l’humour, â saveur évangélique. L’humour est plein de douceur, même quand il est rude, au sens où il laisse un bon goût dans la bouche. En revanche, quand nos blagues et nos rires jettent le trouble dans nos cœurs comme dans nos intelligences, en nous endurcissant illusoirement, on est, me semble-t-il, sur le terrain d’une dérision fort peu évangélique. Et on a bien raison de dire qu’il est des blagues qui sont de mauvais goût ! (— Et ce n’est malheureusement pas ce qui manque dans The Young Pope… ndlr.)

Humour rime avec amour!

Mais, au final, c’est même peut-être plus simple encore. Ne compliquons pas les choses. Le fruit, le premier fruit de l’Esprit, c’est l’amour ! Puissions-nous alors être pleins d’esprit ! (d’Esprit ?)

« Et par-dessus tout, revêtez l’amour. C’est le lien parfait. » (La Bible, 1ère lettre de Saint Paul apôtre aux Colossiens, 3, 14)

Mon humour contribue—t-il, même bien petitement, à bâtir un monde où l’amour ne cesse d’être mis à la première place ? Alors, non, on ne peut pas rire de tout ! Et sûrement pas de ce qui rend l’amour dérisoire.